Au Cambodge, tout le monde sourit. Les habitants comme leurs bouddhas de pierre. Un sourire aussi impénétrable qu'indélébile, masque qui protège plus qu'il ne projette et qui, rapporté à l'histoire violente du pays, produit chez le visiteur un vertige singulier, lui tend un troublant miroir. C'est ce vertige, ce trouble qu'explore Nancy Huston en questionnant les correspondances improbables qui lient pourtant intimement son propre parcours à celui d'un certain Saloth Sâr, garçon cambodgien aux mues douloureuses, à l'identité assaillie, avant qu'il ne devienne... Pol Pot. D'abord Nancy Huston s'adresse à cet "Homme nuit" pour retracer les étapes et les cicatrices de la fabrique d'un monstre, de l'enfance rurale à la formation militante parisienne où Sâr épouse le communisme, comme si la liturgie marxiste venait combler le manque laissé par l'arrachement au monastère bouddhique. Puis elle se retourne sur son passé de "Mad Girl" , cette toute jeune Canadienne aux prises avec la légèreté dévastatrice des hommes, que son initiation intellectuelle mènera, des années plus tard, dans ce même sillage, ce même Paris effervescent et radical. Apparaissent alors les échos entre deux tentatives de résistance par la disparition, le défi souriant à la douleur, par un effacement de soi qui précipite une exposition aussi paradoxale qu'absolue. Livre de lucidité et d'intuition mêlées, "Lèvres de pierre" laisse au lecteur la saisissante sensation de se tenir au plus près du pouvoir des hasards qui façonnent les chemins de la création et de la destruction, les pages sanglantes de la fiction comme celles de l'histoire.
Née à Calgary au Canada, Nancy Huston, qui vit aujourd’hui à Paris, est l’auteur de nombreux romans et essais publiés chez Actes Sud et chez Leméac, parmi lesquels Instruments des ténèbres (1996 ; prix Goncourt des lycéens et prix du Livre Inter), L’Empreinte de l’ange (1998 ; grand prix des Lectrices de Elle), Lignes de faille (2006 ; prix Femina) et Lèvres de pierre (2018 ; prix Transfuge du meilleur roman français).